La notion de bienveillance à l’École a fait son apparition depuis quelques années. Elle peut paraître évidente pour certains : être un enseignant bienveillant, patient, souriant, qui se soucie des besoins de ses élèves et y répond… Dans la pratique, il s’agit d’un effort, un réel don de soi, et paradoxalement, c’est un aspect peu reconnu de la profession. Et il peut parfois sembler difficile de concilier autorité et cette « bienveillance », aux contours plutôt flous.
L’éthique du care, très en vogue dans les pays anglo-saxons, pourrait offrir de nouvelles pistes pour explorer plus concrètement la notion de bienveillance à l’École. Cette éthique peut avant tout donner un cadre moral au métier de l’enseignant mais aussi un cadre d’application, une méthodologie – et c’est ce qui nous intéresse particulièrement. On s’est penchés sur les travaux de philosophes pour vous faire une petite synthèse.
Le care, une notion complexe, difficilement traduisible en français
La portée sémantique du mot care peut difficilement être retranscrite par un mot français. On utilise souvent les termes de « bienveillance » ou de « sollicitude » mais ils n’englobent qu’une petite partie du sens : l’intention de faire le bien de l’autre.
To care est aussi un verbe : le care va au-delà de l’intention et concerne aussi l’attention. On s’explique : to care signifie également l’action de protéger, de répondre concrètement aux besoins d’autrui, et renvoie aussi à la surveillance nécessaire à l’exercice de responsabilités. Le mot care fait d’ailleurs partie du champ lexical de la santé, et inclut donc les dimensions de travail et de compétence.
Vous l’avez compris, le care a un sens plus vaste que la bienveillance ou la sollicitude, puisqu’il s’agit aussi de diagnostiquer le véritable besoin de l’autre et d’y répondre. Dans le cadre de l’éducation, l’éthique du care permet de rendre la dimension éthique du travail de l’enseignant plus concrète, plus pratique, et de la considérer comme une compétence à part entière.
Une portée philosophique et politique
L’éthique du care possède une dimension philosophique et politique. Elle ne concerne pas seulement l’éducation, mais tous les métiers de care (la santé, la justice et le travail social), les institutions… ainsi que chaque individu.
Il s’agit en fait d’une morale alternative aux principes de la justice classique. Une morale du « souci de l’autre » : ce qui est juste, c’est de s’occuper du plus vulnérable, de comprendre son besoin et d’y répondre. L’éthique du care peut pallier un des travers de nos sociétés libérales, où l’indépendance, la performance sont des aspects très valorisés, alors que la dimension du soin apporté à ceux qui ne sont pas autonomes, aux plus vulnérables l’est beaucoup moins. Par ce biais, l’éthique du care implique une réorganisation des activités de soin au sein de la société puisque qu’elles sont davantage valorisées et érigées en principe moral. Par exemple, les femmes sont aujourd’hui bien plus nombreuses que les hommes à choisir des professions incluant cette dimension de soin, de souci de l’autre : l’éthique du care permet d’imaginer une répartition plus égalitaire.
Par ailleurs, reconnaître cette éthique ou la promouvoir comme étant nécessaire à une société plus juste, permettrait une revalorisation des professions de care (enseignants, soignants, éducateurs spécialisés…), une réaffirmation de leur rôle primordial et bienveillant dans la prise en charge des individus vulnérables.
Comment le souci de l’autre, le care, est-il devenu l’espoir d’un nouvel horizon plus juste ? On vous propose un petit retour en arrière.
Les origines du care
Le care est une notion qui apparait aux Etats-Unis en 1982, avec la parution du livre de la psychologue américaine Carole Gilligan In a different voice. Ce livre a suscité de nombreux débats, bien au-delà du monde universitaire.
Cet ouvrage vient en réponse à la théorie du développement moral de Lawrence Kohlberg, qui établit la progression des différents stades moraux traversés par l’enfant de manière irréversible. Kohlberg posait ce genre de dilemme moraux à des enfants d’âges différents, afin de déterminer leur stade de développement moral :
« La femme de Heinz est très malade. Elle peut mourir d’un instant à l’autre si elle ne prend pas un médicament X. Celui-ci est hors de prix et Heinz ne peut le payer. Il se rend néanmoins chez le pharmacien et lui demande le médicament, ne fût-ce qu’à crédit. Le pharmacien refuse. Que devrait faire Heinz ? Laisser mourir sa femme ou voler le médicament ? »
Ce dilemme ne vous rappelle rien ? De l’EMC avant l’heure… !
En fonction du type de réponse de l’enfant, Kohlberg définissait un stade de développement. Par exemple, le stade 1 « obéissance et punition » concerne généralement les enfants de 2 à 6 ans. A ce stade, voici ce que répondent la majorité des enfants : « Heinz ne doit pas voler car s’il le fait il ira en prison » ou « Heinz doit voler car sinon Dieu le punira d’avoir laissé sa femme mourir ».
Le stade 6 « principes éthiques universels » est le plus haut stade. Le jugement moral est alors fondé sur des valeurs à portée universelle (égalité des droits, courage, honnêteté, respect du consentement, non-violence, etc). La personne est prête à défendre un jugement moral minoritaire ; elle est capable de juger une action illicite comme étant bonne et, inversement, une action licite comme étant mauvaise. Les résultats des études de Kohlberg montrent une tendance au retard moral des filles par rapport aux garçons. Carole Gilligan, l’auteur de In a different voice, formule alors l’hypothèse que les femmes répondent en fait à une morale différente de celle des hommes : il y aurait l’éthique de la justice de Kohlberg d’une part et d’autre part l’éthique du care, une éthique féminine.
Construite sur la conservation de la relation avec autrui malgré les différences, sur la parole, sur le soin, sur la prise en compte de la vulnérabilité et de la dépendance des individus, cette morale féminine prendrait davantage en compte la particularité des situations et des personnes. Les sentiments sont vus comme étant des vecteurs de la compréhension morale des situations, remplaçant les principes de justice parfois abstraits.
On peut facilement le comprendre, cette affirmation d’une différence morale genrée a été contestée dès sa publication. De nombreux débats ont eu lieu au sein de la théorie féministe. C’est cette polémique qui a permis de donner de nouvelles pistes de compréhension pour le care : le débat a été recentré par la suite, non plus sur la différence morale entre les genres, mais sur la question de la pertinence de l’éthique du care en tant que théorie morale. C’est à ce moment que le care est entré dans une dimension philosophique et politique. On doit cela notamment à Joan Tronto, philosophe politique, qui suggère une vision du monde non plus « libérale » – un ensemble d’individus poursuivant rationnellement leur projet de vie -, mais comme un ensemble d’individus interdépendants dans un réseau de care, où chacun peut être alternativement en situation de vulnérabilité, de dépendance ou bien à leur tour en situation de répondre aux besoins de l’autre.
L’éthique du care, dans ce contexte, permettrait d’humaniser les relations, et de changer le mode de prise en charge des plus vulnérables. Ce changement possible passerait d’abord par les individus. C’est là que l’éducation prend toute son importance : éduquer, c’est aussi développer l’humain chez l’enfant, développer le souci de l’autre, le fait de vouloir lui être utile.
En pratique, comment mettre en place une relation de care avec ses élèves, dans un système éducatif en attente de résultats concrets, d’actions cadrées ? Comment mettre en pratique la bienveillance lorsque les objectifs fixés sont parfois incompatibles avec la prise en charge des besoins des élèves dans toute leur individualité ?
Le métier d’enseignant et le care
Le projet national sur la refondation de l’Ecole intègre la notion de « bienveillance » : ce terme est évoqué concernant des sujets comme le décrochage scolaire, la violence, l’évaluation… Cependant, ce qu’implique concrètement cette notion reste assez vague : état d’esprit ? pratique ? climat ?
On peut partir du principe que cette bienveillance évoquée se rapproche du care pour lui donner plus de substance et une procédure d’application : c’est l’hypothèse proposée par Gwénola Réto, docteur en philosophie, dans son article « Le caring, une voie pour reconfigurer l’Ecole française au moment de sa refondation » de la revue Education et socialisation (40/2016).
Dans cette hypothèse, il est possible de s’appuyer sur la théorie de la philosophe Nel Noddings pour donner une dimension pratique, un « mode d’emploi pour apprendre la bienveillance ». Sa théorie est fondée sur la relation entre le carer « bien veillant » et le cared for, le « bien veillé ». Une relation d’interdépendance et de réciprocité, bien que non symétrique, puisque l’élève est en situation de vulnérabilité. En suivant sa pensée, voici les 4 étapes pour mettre en pratique un climat de care et pour éduquer au souci de l’autre.
Modeling
La première dimension est de donner l’exemple en étant un modèle de caring pour les élèves. Les enseignants doivent montrer ce qu’est la bienveillance dans leur manière de se comporter. Les interactions quotidiennes permettront aux élèves de découvrir comment être bienveillant et comment accepter la bienveillance.
Dialogue
C’est la mise en pratique d’un dialogue ouvert, tolérant et authentique. L’attention non sélective (concentrée sur un ensemble de perceptions et non pas canalisée sur un seul élément) accordée par l’enseignant permet à l’élève d’établir un cadre de référence qui lui permettra d’entrer dans le dialogue. L’élève sentira, par le langage corporel de l’enseignant ou par son discours, qu’il peut exprimer ses pensées plus librement. Pour prendre en compte ce que l’élève vit, ressent, pense en essayant d’être le plus exact possible, on peut pratiquer l’écoute réceptive. L’élève, qui sentira que ses pensées sont prises en compte, sera en retour plus apte et mieux préparé au dialogue. L’enseignant peut alors apprendre à mieux identifier les besoins et les aptitudes de ses élèves – ce qui lui permet d’améliorer ses propres compétences.
Practice
Pour éduquer les élèves au souci de l’autre, on peut les faire réfléchir à partir de situations d’entraide concrètes et vécues. Ils doivent ainsi expérimenter ce qu’est une interaction confiante, ce qu’est l’écoute. Noddings propose que « les élèves soient encouragés à travailler ensemble, à s’entraider – sans viser uniquement à améliorer leur rendement scolaire ». Pourquoi ne pas mettre en place le tutorat entre élèves dans la classe, ou au sein de l’établissement ?
Confirmation
Noddings reprend la définition du philosophe Martin Buber : l’étape de « confirmation » est l’acte d’affirmer et d’encourager le meilleur chez l’élève. Selon Nancy Bouchard, professeur titulaire à l’Université du Québec à Montréal et directrice du Groupe de recherche sur l’éducation éthique, « la confirmation s’exerce lorsque l’enseignante ou l’enseignant comprend ce qui fait vibrer particulièrement l’enfant et sait ce qu’elle ou il peut honnêtement encourager en lui ». En pratique, cela peut donner ce discours lorsque l’enseignant désapprouve un acte particulier de l’élève : « Je sais que tu essayais d’aider ton ami(e)…mais… » ou « je sais ce que tu essayais d’accomplir… ». Cela montre que l’enseignant estime que les motivations de l’élève pourraient être valables, et qu’au-delà d’une mesquinerie commise par exemple, se cache un meilleur « soi » chez l’élève. Selon Noddings, identifier un meilleur « soi » chez un élève (le « confirmer ») est un premier pas vers sa réalisation.
De la théorie à la pratique ?
La mise en place du care dans les pratiques éducatives nécessite donc l’hospitalité, l’appréhension des différentes individualités, le fait de comprendre et d’intérioriser la réalité cognitive affective et morale de chacun. Cela suppose aussi la manifestation visible du souci de bien-être pour l’élève et de la prise en compte des besoins.
Passer d’une intention bienveillante à sa mise en pratique nécessite que chacune des étapes précédemment citées prennent place dans la relation éducative. Mais pour cela, ces dimensions doivent être également abordées dans les centres de formation d’enseignants puisqu’elles s’apprennent et se transmettent par le vécu, par l’expérimentation, par le fait de rencontrer une personne ayant le rôle de modèle de care.
L’éducation des élèves au care dépend de ce que l’on leur transmet mais nécessite bien évidemment des conditions de travail particulières, qui permettent à l’enseignant de prendre en compte les besoins et l’individualité de chaque élève, et d’y répondre. Néanmoins, inculquer le souci de l’autre, l’entraide, le dialogue et l’écoute, créer un climat de confiance avec les élèves… : c’est cela qui contribue en grande partie à la beauté du métier d’enseignant ! Alors… Prêts à lancer un débat sur la bienveillance en EMC 😉 ?
Pour aller plus loin :
Éducation et Socialisation – Les cahiers du CERFEE – Le care en éducation : quelle(s) reconfiguration(s) ?
Vraimment très intéressant votre article, merci bien !